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Carnet de route 4
Sur la route,
par les déviations et les diversions,
un âpre combat doit être livré.
Notre arme se forge
dans le spectacle de notre destination,
dans la mémoire de notre origine,
dans l’actualité étonnante
d’une présence.
Douceur tranchante.
Faiblesse efficace.
Liberté.
Nous voici, au soir,
parcourant des yeux
le champ de bataille calme désormais.
Les traces de mort, les plaies non encore cicatrisées
donnent à notre joie
le sceau de la lumière.
Le paysage est en train de changer.
Les hommes continuent à donner,
mais sans rien attendre, ou presque.
On dirait que la nature,
d’une révérence filiale,
se tourne vers un invisible
de qui elle se reçoit.
Nous choisissons,
dans notre pauvreté,
de nous insérer dans ce mouvement.
Quelqu’un qui se fait proche,
les bras grand ouverts,
nous attend.
Il nous donne,
par notre soif,
rendez-vous dans sa ville.
Halte belle et nécessaire.
Nous voici devant toi,
qui nous élèves.
Nous te donnons
les mille divertissements
qui nous ébranlent,
les doutes qui nous divisent,
les paresses.
Nous savions qui tu étais,
mais pas de tout notre corps.
Aujourd’hui notre parole,
tel un cri,
s’en va vers toi.
Nous laissons le mystère qui nous berce
nous quitter
et se jeter en toi.
Sommes-nous seuls?
Ou au contraire pour toujours
dans le sein de l’humanité ?
Dépouillés du plus intime de nous-mêmes,
et saisis dans un au-delà de toute origine.
Élevés,
donc enlevés de terre,
perdus,
mais parmi des peuples de ciel.
Pourtant,
comme jamais auparavant les pieds sur terre,
avec dans notre cœur,
dans notre pensée,
la certitude, non acquise mais reçue,
d’un monde où même la haine
rapproche.
Le combat
a la violence de qui s'acharne
et la douceur
de celui qui se laisse porter par les vagues.
L’agression
dont nous sommes les auteurs
est bercée
par un ciel qui nous emmène.
Nous protestons,
parce que le cœur d’où nous venons
et qui veille sur nous
exige notre révolte.
Nous semons la discorde,
d’où le repos pour tous
comme dans des bras
qui nous prennent d’amour.
Nouvelle halte,
aujourd’hui du côté de la pierre précieuse,
ce domaine
qui semble le contraire de notre ciel,
une trahison de ses couleurs.
Mais l’air que nous y respirons
est le même.
Cet état de destruction
découle de notre création.
Laissés ou blessés,
conscients de n’y trouver aucune consolation,
nous y venons pourtant volontiers,
afin de ne pas perdre cette chance
de connaître non l’envers
mais le cœur
de nos cieux.
Dans cette démolition,
progressive, irrésistible,
réside la beauté.
Nous voici,
saisis dans ce processus,
oubliés et oubliant,
sans qualité
si ce n’est la relation.
Dans la matière, pour ainsi dire,
nous sommes donnés l’un à l’autre.
Bonheur absent,
mais beauté,
transfiguration du bonheur.
Notre esprit ne s’envole plus
mais, à ras le sol selon les sens,
il est
l’envol.
Ce qui, alors que nous sommes seuls,
nous brise
invisible,
devient,
dans notre lien dépourvu de sentiment,
spectacle de toute beauté.
Le voyageur parfois
est en quête d’une source d’eau fraîche.
La route ne lui suffit pas.
Il rêve, il a une aspiration,
et elle s’empare de lui,
et il l’expose au soleil.
Alors le soleil se donne à lui.
Comme s’il venait converser,
il lui raconte une histoire,
celle-là même qui est aujourd’hui
la vie intense du voyageur,
d’une eau qui à la fois
désaltère et brûle,
s’approche et se détourne,
se laisse boire et s’évanouit.
Et la route,
pareille à un fleuve d’or et d’argent,
reflète l’image
du voyageur et de ses mille compagnons.
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